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Drôle de guerre en forêt guyanaise

Les sédiments liquéfiés passent sur un tapis qui piège les paillettes d'or
Les sédiments liquéfiés passent sur un tapis qui piège les paillettes d'or

Le géographe François-Michel Le Tourneau a mené trois missions dans la forêt guyanaise, au côté des militaires et gendarmes qui combattent l’orpaillage illégal. Mais rien ne semble dissuader les chercheurs d’or brésiliens, ou garimpeiros, d’abandonner leur lucrative activité…                                                                                                                                                           

Par François-Michel Le Tourneau 

Malgré une pression accrue des forces de l’ordre (armée et police) en 2016, l’activité d’orpaillage clandestin en Guyane ne faiblit pas. Des milliers d’interventions sont menées à bien, des chantiers démantelés, du matériel détruit, des marchandises appréhendées… Le préjudice financier subi par les orpailleurs, tous Brésiliens ou presque, est immense. Mais ceux-ci continuent d’établir leurs placers ou leurs puits au sein de la forêt guyanaise, au mépris de toutes les réglementations sur les migrations, sur le travail ou sur l’environnement. Pourquoi ? Mené depuis plus d’une année et demie et en trois missions successives, le travail réalisé en collaboration avec les forces armées en Guyane permet d’apporter quelques éléments pour éclairer la question.
Le but affiché de la répression en cours est de casser la dynamique économique de l’orpaillage. En multipliant les interventions et les destructions de matériel (en particulier les quads et les moteurs, qui représentent des investissements importants), on cherche à enrayer la capacité des garimpeiros à s’installer : une fois perdu leur capital, il leur sera difficile de trouver les moyens de remettre en route leurs chantiers. Mais ce mécanisme se heurte à la capacité d’adaptation des orpailleurs et à l’atomisation de leur univers, qui est sans doute une de leurs plus grandes forces. Car le monde de l’orpaillage n’est pas organisé comme une filière clandestine de type mafieux avec une organisation pyramidale (ce qui ne veut pas dire qu’il n’a aucun rapport avec le monde de la criminalité). Chaque chantier, chaque commerçant, chaque piroguier y est une petite entreprise indépendante, qui calcule soigneusement risques et bénéfices, connaît son seuil de rentabilité et établit ses prix (ou cesse son activité) en fonction de celui-ci. Et chaque fois qu’une action de répression entraîne la faillite de l’un de ces maillons de la chaîne, un concurrent se présente spontanément pour prendre la niche de marché laissée vacante…

2 à 7 fois le salaire brésilien

De plus, certains secteurs voient leur rentabilité augmenter avec les actions en cours. A Paramaribo, le fût de 200 litres d’essence revient à 3,5 grammes d’or à l’achat. Le même fût peut se vendre 30 grammes dans une zone relativement calme et facile d’accès et jusqu’à 70 grammes dans une zone sous pression des autorités françaises. Certes il faut compter le prix du fret, mais la marge de bénéfice est fabuleuse. En quelques jours, le temps de passer le fût en question et de le vendre, on peut donc gagner entre 20 et 60 grammes d’or (en décomptant le coût du transport), soit entre 600 et 1800 euros ou entre 2 et 7 fois le salaire minimum brésilien… A ce compte-là, même si on se fait prendre sa marchandise une fois sur deux, l’affaire reste extrêmement rentable !
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De l’or aggloméré après séparation avec le mercure

Bien sûr, pour que les patrons de chantier acceptent de payer près de 10 euros de litre d’essence (dire que l’automobiliste parisien se plaint du prix du carburant…), il faut qu’ils trouvent assez d’or pour rentrer dans leurs frais. Et c’est le cas. La Guyane française compte de très nombreuses zones de dépôts alluviaux, et aussi des zones dans lesquelles des roches riches en or affleurent à proximité de la surface. Le système technique des orpailleurs est simple et efficace pour les exploiter. Il élimine aussi tous les coûts secondaires : pas de taxes sur les salaires, pas de coût de restauration de l’environnement, pas d’impôt… Il suffit donc de trouver des zones dans lesquelles le rendement est supérieur à 1 gramme d’or extrait par litre de combustible consommé, et le chantier est rentable. On peut même descendre à moins de 0,5 g par litre dans des zones plus proches des zones d’approvisionnement. L’impact environnemental est à l’avenant : de vastes trous et des amas de cailloux qui resteront stériles pendant longtemps car tout le matériel organique du sol a été liquéfié, des rivières dont la flore et la faune sont impactées sur des kilomètres par les sédiments en suspension qui rendent les eaux troubles et du mercure qui va s’accumuler dans la chaîne alimentaire et contaminer les populations locales…

Comme on l’a dit, les autorités françaises luttent contre le phénomène, en particulier via le dispositif Harpie mis en place par l’armée française. Mais cette lutte doit respecter des limites précises. Les garimpeiros sont un « adversaire » et non un « ennemi ». Pas question de tirer à vue, l’emploi de la force est régi par les règles en vigueur sur le territoire national en temps de paix. Il y a parfois des tensions et des échanges de coups de feu (on ne peut oublier l’épisode de Dorlin en 2012 et la mort d’autres soldats et gendarmes depuis dans des accrochages avec des orpailleurs ou des piroguiers), mais ils sont rares et plus souvent liés à des bandes armées qui rançonnent les orpailleurs qu’à ces derniers. Les garimpeiros sont le plus souvent stoïques face aux interventions de la police et de l’armée, à l’instar de viticulteurs observant la grêle dévaster leurs vignes (et, comme eux, calculant quelle part de la récolte aura finalement échappé au fléau). Du côté des autorités, la retenue prime : pas de brutalité inutile, pas d’attaque directe aux personnes. Et, paradoxalement, ce mode d’action devient un des avantages souvent soulignés par les orpailleurs eux-mêmes : « Ici la police est bien élevée, on ne nous frappe pas. Ils font leur travail, c’est normal, on ne leur en veut pas. Et nous on fait le nôtre… ».

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Evacuation d’urgence d’un orpailleur piqué par un serpent

C’est donc à un vaste jeu du chat et de la souris que jouent orpailleurs, militaires, policiers et gendarmes. Et le même hélicoptère qui permet de désactiver un chantier par surprise en descendant en corde lisse peut être utilisé pour évacuer vers l’hôpital de Cayenne des orpailleurs blessés dans des accidents de moto lorsqu’ils acheminent leur ravitaillement ou piqués par des serpents lors de leurs pérégrinations en forêt. « Au Brésil, celui-ci il serait mort car personne ne serait venu le chercher ! » nous a-t-on souvent dit en évoquant un blessé évacué quand nous étions sur le terrain…

C’est bien une drôle de guerre qui se joue en forêt, avec pour résultat que si les grandes concentrations d’orpailleurs sont assez rapidement dispersées, il reste un « bruit de fond » de quelques milliers de prospecteurs clandestins, avec leur support logistique, qui se réorganise en permanence face aux opérations en cours et dévaste chaque jour un peu plus les rivières de Guyane. Souvent avancée, l’option de favoriser des exploitations légales industrielles ou semi-industrielles ne réglera pas le problème : les orpailleurs s’intéressent à des dépôts qui pour beaucoup ne sont pas rentables dans un cadre d’exploitation mécanisée ; ils entourent les concessions légales et exploitent les déchets des concessions plus anciennes… Ils ne disparaîtront donc pas avec l’arrivée de grandes entreprises.

Réprimer ou réguler ?

Comment sortir de ce statu quo ? Deux scénarios, totalement opposés, pourraient être envisagés. Le premier consisterait à chercher une solution avec les garimpeiros, qui permettrait d’avoir une activité d’exploitation minière artisanale dont l’impact social et environnemental serait minimisé. Pour le moment, l’activité est totalement clandestine, ce qui fait qu’elle ne peut être régulée. Le Surinam voisin dispose d’un modèle différent, dans lequel les placers sont autorisés et paient des taxes, et dans lequel des permis de travail temporaires sont délivrés aux Brésiliens qui s’engagent dans ces activités. Serait-il possible d’envisager un dispositif dans lequel les orpailleurs paieraient pour réparer les dégâts commis et abandonneraient les points les plus nocifs de leurs techniques (notamment l’usage du mercure) ? Des placers artisanaux autorisés pourraient être contrôlés et, payant leur ravitaillement à un prix décent, ils ne seraient plus obligés d’être aussi agressifs sur le plan environnemental. « Nous on ne comprend pas, telles que sont les choses l’or de Guyane n’enrichit pratiquement que le commerce de la ville de Paramaribo… » remarquent (non sans malice évidemment) les orpailleurs… Mais une solution de ce type, outre toutes les difficultés techniques de sa mise en œuvre (notamment le fait qu’une partie des zones impactées se trouvent dans les « zones cœur » du Parc Amazonien de Guyane, ce qui rend toute exploitation impossible), se heurterait à d’immenses difficultés politiques… Comment éviter un appel d’air amenant des dizaines de milliers de nouveaux orpailleurs en forêt ? Et comment rapprocher les pratiques sociales des garimpeiros de standards tolérables au vu des normes en vigueur en France ?

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Les placers sont creusés au beau milieu de la forêt, après déboisement de la zone

Le second scénario consiste à permettre au dispositif de répression de monter en puissance de manière à répondre de manière presque immédiate aux implantations des orpailleurs et à assurer une présence de longue durée dans les régions les plus affectées, multipliant alors les patrouilles en forêt pour empêcher l’approvisionnement et détecter les chantiers. En l’état actuel des choses, les forces armées en Guyane n’ont pas la capacité d’intervenir simultanément sur l’ensemble des régions affectées par l’orpaillage du fait des limitations en hommes et en matériel. Elles s’attaquent aux régions les plus actives, mais cela implique que durant le même temps les autres zones connaissent un répit relatif qui leur permet de se réorganiser. Contrôler de manière fiable l’intérieur du département exigerait sans doute la création d’un nouveau régiment d’infanterie spécialisé dans les opérations en forêt, d’un groupement aérien disposant d’hélicoptères pour assurer sa mobilité, et d’un escadron de gendarmerie pour fournir les officiers de police judiciaire nécessaires pour toute opération. Le coût, dans cette hypothèse, n’est plus politique, mais il est financier : sans doute plusieurs dizaines de millions d’euros par an. Mais le résultat en termes environnementaux serait probablement spectaculaire. Qui veut la fin…

Entre le coût politique d’une négociation à haut risque et le coût financier d’un dispositif visant une efficacité totale, le plus probable à l’heure actuelle est malheureusement le scénario « business as usual »… La drôle de guerre qui se joue dans la forêt a encore de beaux jours devant elle…

Cet article a été initialement publié sur le site du Journal du CNRS

https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/le-blog-des-sept-bornes/drole-de-guerre-en-foret